L’Église, par les missionnaires, a-t-elle réellement détruit nos cultures ?
Rédigé par Sêmèvo Bonaventure AGBON

CULTURE ET DÉVELOPPEMENT
Deuxième partie
Le premier article de ce débat écrit a été publié le 10 mai 2023. Annoncé comme une pièce en 3 actes, ce second article vient confirmer le deuxième moment de ce débat. Il tournera aussi autour de 3 questions, dont voici la toute première.
Professeur Dodji AMOUZOUVI :
La réponse à cette question suppose forcément une série de délimitations, car on ne saurait aborder la problématique de l’action de l’Église et des missionnaires dans une vision générale et indifférenciée. On doit en revanche lui imprimer une perspective doctrinale, historique, nationale et territoriale, dynamique, différenciée et évolutive. L’Église protestante par exemple n’a pas eu la même approche que celle catholique. De même, les démarches anglaise, portugaise, espagnole ne sont pas identiques avec celle française même si dans le fond, les différentes actions sont soutenues par des positions et thèses transversales. Pour qu’on puisse donc bien baliser le terrain et permettre une même compréhension de la question, nous nous positionnerons sur l’Église catholique et l’action des missionnaires français chez nous.
Cela étant, je répondrai d’emblée à la question par l’affirmative. Oui, l’Église par les missionnaires a réellement, méthodiquement, savamment, et irrémédiablement détruit, saccagé, pillé, spolié, et diabolisé nos cultures. Et c’est en m’inspirant des paroles de la Grande Royale dans L’Aventure ambiguë, et en les adaptant au contexte en débat que je dirai :
« Je n’aime pas cette Église-là ! L’Église des missionnaires catholiques français et son action sur nos cultures. Tout simplement parce qu’elle a détruit chez nous et en nous, ce que nous avons de plus cher, de plus pur, de plus authentique : notre culture, notre identité. Ma position intellectuelle et pratique cependant, est qu’il faut bien la comprendre, l’assumer, sans complexe mais avec rage, colère et indignation, pour éviter qu’elle nous amène dans une dé-civilisation dans laquelle l’auto-détermination du genre, l’homosexualité et ses affres, la faculté d’avoir ou non un père, tendent à être des droits. Il faut comprendre cette Église afin de mieux corriger ses effets pervers qui continuent de se diffuser et de se distiller avec les ouailles de ses premiers chrétiens venus avec Jésus-Christ (c’est-à-dire l’amour !) en théorie et tout son contraire à la pratique ».
Père GBÉDJINOU Rodrigue :
Votre délimitation de la question, très judicieuse, révèle bien l’approche commune du rapport de l’Église à nos cultures. L’analyse de ce rapport est souvent marquée par une facture psychologique sur fond d’ostracisation : tout ce qui évoque la France, au regard d’un certain sentiment, à bien des égards, légitime, est automatiquement rejeté. Or la complexité du sujet requiert des distinctions plus rigoureuses et des analyses plus approfondies. Cette réaction psychologique se manifeste par ces termes : « l’Église par les missionnaires a réellement, méthodiquement, savamment, et irrémédiablement détruit, saccagé, pillé, spolié, et diabolisé nos cultures ». Le vieux Agnilo, prêtre du Fâ qui a engagé ses adeptes féticheurs à la construction de l’église Immaculée Conception de Ouidah, avec sa raison droite, ne le percevait heureusement pas ainsi.
Par ailleurs, vos paroles de la Grande Royale, adaptées à notre sujet, rappellent une de vos réponses lors de notre premier débat. À mon évocation du personnage de Dossou de L’Arbre fétiche de Jean Pliya, qui relativisait certaines croyances endogènes, vous souligniez : « les aspects de fiction propre à cet exercice littéraire et la position de l’auteur ». Devrais-je en faire autant ?
Au demeurant, certains conditionnements ont entouré la mission d’ambiguïtés : les préjugés sur les Noirs considérés comme barbares, véhiculés par des explorateurs et des philosophes comme Hegel, Montesquieu et Voltaire de même que la prétention occidentale d’avoir la raison et la civilisation. Les missionnaires, fils de leur temps et de leur époque, en ont été influencés. Pour plusieurs d’entre eux, la mission consistait alors à reconstruire l’âme africaine où ils n’appréhendaient que superstitions et erreurs. C’était une erreur, contraire aux recommandations de l’Église. L’évangélisation s’apparentant ainsi à une œuvre civilisatrice a suscité et suscite une certaine révolte d’une partie de l’élite africaine. En 1919, le pape Benoît XV avait vivement critiqué cette approche civilisatrice de l’évangélisation dans Maximum Illud. En revanche, d’autres missionnaires, comme Mgr François Steinmetz, le Père Francis Aupiais, etc. ont cherché à percevoir ce qu’il y a de profond dans l’âme africaine.
La langue est une fenêtre sur une culture : les missionnaires se sont investis dans l’apprentissage et la promotion de nos langues : selon le synode d’Agoué (1898), « l’étude de la langue indigène est […] le premier devoir des missionnaires ». Moi, j’ai vu des missionnaires traduire des Béninois à leurs frères béninois. Des missionnaires ont produit des recherches sociologiques et anthropologiques pour connaître nos religions traditionnelles et nos peuples, à partir de leurs us et coutumes. En beaucoup de points (nourriture, vêtement, etc…), plusieurs s’identifiaient à nous.
Professeur Dodji AMOUZOUVI :
Je persiste que ces missionnaires, avec le projet colonial, marchand, militaire et « cultucide » qu’ils ont défendu et soutenu ont, avec arrogance, condescendance, mépris, brutalité, violence et dénigrement, sapé et sabordé notre vivre ensemble, notre culture. Ils les ont sacrifiés sur l’autel de l’idée, oh combien détestable, d’une « mission civilisatrice et de salut de notre âme ». Illustrons tout ceci par quelques exemples. Si on veut détruire un peuple et ses cultures, on travaille à amener ce peuple à se détester, à détester son histoire, ses croyances, au point de les rejeter et de préférer d’autres à leur place. Et c’est ce qu’ont fait ces missionnaires :
en nous imposant sous la contrainte, la violence, les pires et humiliantes atrocités, de rejeter nos noms qu’ils ont tôt fait de désigner par indigènes et porteurs de pesanteur ne pouvant pas permettre le salut de l’âme et l’entrée au paradis (le mouvement continue encore de nos jours) ;
en nous imposant de rejeter violemment et systématiquement nos langues ;
en considérant nos croyances et les objets de cultes à nos dieux comme diaboliques et en nous imposant, sous les pires contraintes, de les abandonner au profit des leurs, en récusant toutes les références et modèles locaux au profit de ceux importés et étrangers, l’action de ces missionnaires est plus que déstabilisatrice et destructrice de nos cultures. Par actions, par méthodes, par stratégies, par intention, par vision, par planification et même par omission, ces missionnaires catholiques ont vraiment détruit nos cultures.
Père GBÉDJINOU Rodrigue :
La réaction psychologique transparaît encore en ces propos : « ces missionnaires, avec le projet colonial, marchand, militaire et « cultucide » qu’ils ont défendu et soutenu ont, avec arrogance, condescendance, mépris, brutalité, violence et dénigrement, sapé et sabordé notre vivre ensemble, notre culture ». C’est contraire à la vérité des faits ; l’accumulation des termes ne force pas la vérité. Contrainte, violence et brutalité : vous ne parlez pas des missionnaires qui chez nous, ont été persécutés, chassés, emprisonnés… Il y a là une confusion entre colonisation et mission.
La contemporanéité entre la mission et la colonisation est un fait, mais il ne s’agissait point d’un même projet. Post hoc, ergo propter hoc : on ne peut prendre pour cause infaillible ce qui est antécédent et concomitant. Ce n’est pas parce qu’un événement suit un autre ou vient juste après un autre, que l’un est cause de l’autre. On ne peut confondre le rapport de succession ou de contemporanéité avec le rapport de cause à effet ou de similitude. Missionnaires et colonisateurs étaient certes souvent compatriotes, mais non portés par la même dynamique. La théorie des 3M, souvent recyclée, n’est pas intellectuellement fondée. Il y a eu certes des limites et erreurs dans l’approche de nos cultures par des missionnaires du fait de leur ignorance, des préjugés sur le Noir, mais aussi de la complexité de nos cultures où s’imbriquent le culturel et le cultuel. Toutefois, il y a eu aussi des germinations.
Le nom religieux est un fait anthropologique, connu aussi dans nos religions endogènes. Mais les noms locaux n’ont jamais été rejetés dans l’Église catholique : chacun adhérait à la foi librement avec le sien. Il y a plutôt eu une préférence aux prénoms de saints pour offrir des modèles au néophyte. Cette méthode a, d’une certaine manière, évolué. Nous avons même une Sainte Joséphine Bakhita… Quant à l’usage du français comme langue de travail ou d’enseignement, c’était une approche pédagogique discutable que nous-mêmes avons perpétrée, et qui ne relevait point de la responsabilité des missionnaires. Ceux-ci nous auraient-ils imposé « de rejeter violemment et systématiquement nos langues » ? Bien au contraire, certains parmi eux ont rédigé les premiers dictionnaires en nos langues ; ils ont traduit dans nos langues les textes de la Bible et de la liturgie. En cette matière, l’Église a accompli beaucoup mieux que l’Etat et même que des défenseurs de nos cultures. Alors que l’État peine à déterminer des langues nationales, l’Église utilise nos langues comme langues liturgiques.
Les missionnaires auraient-ils diabolisé nos croyances ? La foi chrétienne relève d’un acte de liberté et non de la séquestration. Dans la proposition africaine de la foi chrétienne, il y a eu à certains égards de réelles méprises dans l’approche de notre univers religieux. Mais les propres croyances des missionnaires avant le christianisme, d’une certaine manière, identiques aux nôtres, avaient été traitées de même. En 601, le pape Grégoire VII dans sa lettre à Augustin de Canterbury, alors qu’il demandait de ne pas « détruire les temples des idoles, (…) mais seulement les idoles qui s’y trouvent » recommandait le passage « du culte des démons à l’observance du vrai Dieu (…) Que ce ne soit plus au Diable qu’ils immolent des animaux, mais que dorénavant ce soit à la gloire de Dieu qu’ils tuent les animaux qu’ils mangent ». Et pourtant, des missionnaires ont réalisé et publié des travaux de recherches sur nos croyances, pour y découvrir des Semina Verbi, des semences du Verbe. Certains apprécient, avec des critères actuels, ces travaux d’ethnologie ; ce qui n’est pas juste. C’était une grande avancée pour leur époque, avancée que nous atteignons difficilement aujourd’hui avec la même rigueur scientifique.
Professeur Dodji AMOUZOUVI :
Mon cher Père et estimé collègue, ce que vous appelez « réaction psychologique » pour saisir ma posture, moi je l’appelle « humanisme ». Je l’appelle réaction intellectuelle froidement et objectivement analysée et assumée. Ce n’est pas de l’ordre du sentiment mais de la réflexion. Par ailleurs, je concède que la situation est complexe, comme toute situation de rencontre humaine qui appelle à son tour de rencontre de deux ou plusieurs cultures. Mais je soutiens que la compréhension/résolution de cette complexité que vous évoquez passe dans un premier temps par un état des lieux. Si on ne fait pas le point et qu’on ne situe pas clairement la responsabilité de chaque partie dans le travail des missionnaires chez nous, on va lâcher la proie pour l’ombre, on va noyer le poisson dans l’eau et si je m’autorise une dernière image, on jettera le bébé avec l’eau qui a servi à le laver. Sur un plan méthodologique ce serait une erreur regrettable. Complexité d’accord, mais responsabilité d’abord. Avant tout, sachons qui a fait quoi et pourquoi. Autrement nous recommencerons les mêmes servitudes.
L’une de ces servitudes du passé que nous ne devons pas reprendre se loge dans la manière et les termes dans lesquels vous présentez les ouailles du pontife Agnilo. Pour moi, le « vieux » Agnilo n’a pas « d’adeptes féticheurs ». Il a des fidèles vodunsis. Il est à craindre une fois encore, que sur les traces des missionnaires blancs et français pour le cas du Bénin, la même méprise ne continue. A la différence des étrangers, vous, vous n’aurez aucune excuse de continuer par soutenir que le Vodun est « fétiche » et que le vodunnon ou vodunsi est un féticheur.
Vous rappelez justement l’ouvrage L’aventure ambigüe de Cheik Hamidou Kane que vous comparez à l’ouvrage L’arbre fétiche de Jean Pliya. Je note simplement qu’à la différence du travail de Pliya, celui de Kane, au-delà de la fiction, pose de sérieux débats philosophiques. Somme toute, je voudrais inviter à ne pas absoudre ni dédouaner les missionnaires en trouvant qu’ils sont fils de leur temps, de leur époque. Ils n’en sont pas moins des bourreaux de nos cultures et de nos traditions, de notre religion au profit de leur religion. Une simple analyse dépassionnée de l’action de ces missionnaires, militaires et marchands révèle qu’elle a la même racine : un projet anti-noir. Cela dit, il ne sera pas intellectuellement juste de balayer de revers de la main, le travail de certains missionnaires ou administrateurs coloniaux, mais je désavoue et récuse cependant le parti pris idéologique et théologique qui accompagne ce travail. L’apprentissage de la langue locale par exemple n’a jamais été à proprement parler pour la promotion de cette langue. C’est pour les besoins de la cause d’évangélisation et de traduction aux autres marchands et militaires. Que certains missionnaires aient subi des violences est un fait. N’y voyez-vous pas une réaction de légitime défense de ceux qu’ils opprimaient ? Et puis que représente cette violence à côté de l’immense terreur causée pour imposer leur religion. Comparaison n’est pas raison.
Il me plaît de laisser les lecteurs apprécier votre affirmation selon laquelle « les noms locaux n’ont jamais été rejetés » par les missionnaires et aujourd’hui par l’Église. Je fais simplement remarquer que parmi les saints chrétiens il n’y a pas encore de St Avimadjenon, de St Gbédjinou et de St Amouzouvi. Vivement que cela arrive. Vous ne me direz pas que l’Église ne trouve pas parmi les noirs, de saints modèles à proposer aux noirs. Bakhita semble trop éloignée de mes préoccupations de béninois. Je refuse d’ailleurs de commenter la vie menée par certains qui pourtant ont été élevés au rang de modèles et de saints pour les fidèles. C’est à proprement parler une bien meilleure approche de trouver à l’intérieur de chaque culture les supports nécessaires pour son évolution. Pas pour sa purification ni sa correction. L’ouverture d’une culture, sa flexibilité et sa capacité d’emprunter de nouveaux éléments ou d’en perdre ne doivent jamais être vues comme une souillure ou une infériorité que d’autres cultures doivent purifier ou relever. Et quand il s’agit de la croyance et de la foi, ce qui vient d’être affirmé est encore plus systématique.
Père GBÉDJINOU Rodrigue :
Vous recommandez justement plus haut de situer « clairement la responsabilité de chaque partie dans le travail des missionnaires chez nous ». J’en rêve de même, de votre part. Je n’ai pas manqué de souligner qu’il y a eu des erreurs des missionnaires comme aussi des actes de germination. Selon vous, les missionnaires n’auraient-ils rien apporté de bon à la culture africaine qui serait si pure et belle ? Aucune culture au monde ne peut avoir objectivement cette prétention. Vous accusez même les missionnaires qui ont réalisé des travaux sur nos cultures de parti pris idéologique et théologique. Mais ce parti pris idéologique, je semble le retrouver plus dans votre approche non seulement des missionnaires, mais aussi de la présentation de nos cultures. Toutefois, je comprends bien votre analyse dont le paradigme majeur semble être la confusion de la mission à la colonisation. Non, même avec toutes les limites du missionnaire, ce n’est point du même ordre, même d’un point de vue historique.
Et par ailleurs, je suis sidéré par votre justification de la persécution des missionnaires, surtout qu’il est très difficile d’appréhender l’oppression que vous estimez qu’ils faisaient subir aux Africains. C’est un postulat très dangereux.
Les noms que vous évoquez et à qui vous souhaitez de parvenir à la gloire des autels sont des noms de famille. L’Église ne canonise pas une famille, mais des personnes comme vous et moi, des personnes qui font partie de sa communauté croyante. Et les saints ne sont pas seulement ceux qui ont été canonisés. Il y a tellement de saints africains et béninois qui veillent et intercèdent pour nous ! Que ce serait très beau de canoniser, d’avoir un jour Saint Dodji Hyppolyte, c’est-à-dire de l’indiquer comme modèle de chrétien aux chrétiens béninois ! Que vous faudrait-il faire déjà à cet effet ?
Professeur Dodji AMOUZOUVI :
La mission et la colonisation se sont malheureusement mêlées et entremêlées comme de longs cheveux dans un peigne avec souvent des compromissions malheureuses. Cher Père, il se trouve que Avimadjènon, Gbédjinou et Amouzouvi sont aussi des prénoms. Mais qu’à cela ne tienne ! Voudriez-vous insinuer qu’aucun béninois n’ait servi le christianisme au point d’être élevé en modèle à canoniser ou sanctifier ? Déjà qu’au baptême il leur est imposé l’abandon de leur nom authentique pour des noms d’emprunt, le chemin à faire pour devenir saint de l’Église avec leur nom est improbable.
Père GBÉDJINOU Rodrigue :
Évitons les débats byzantins… J’affirmais plus haut : « Et les saints ne sont pas seulement ceux qui ont été canonisés. Il y a tellement de saints africains et béninois qui veillent et intercèdent pour nous ! »
https://www.beninintelligent.com/2023/10/20/missionnaires-catholiques-et-cultures-africaines-deuxieme-partie-du-debat-ecrit-pere-gbedjinou-et-prof-dodji-amouzouvi/ A suivre.....